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Ça commençait à prendre forme. Thomas ne voyait pas encore où le tueur voulait en venir, mais à force d’analyser les indices, les choses se précisaient. Surtout depuis qu’il avait compris l’usage du pulvérisateur.
Sa réflexion fut interrompue par un bruit de pas. Il souffla la bougie et alla se plaquer contre le mur.
Il s’était préparé à ça. Position sur le côté de la porte, en embuscade.
Il vérifia l’heure à sa montre. 23 h 30. Il ne risquait pas de s’endormir, ça non. Son cœur cognait contre sa poitrine et maintenait tous ses sens en alerte.
C’était le tueur qui avait déposé le sac et les indices dans la pièce. Lui et personne d’autre. Il s’était tenu à côté de Thomas, l’avait observé pendant qu’il dormait. Tom pouvait visualiser le masque en toile de jute, la fermeture Éclair cousue et le sourire plein de chicots pourris en dessous – il ne savait pas pourquoi, il imaginait des chicots pourris.
Trop de films vidéo, vieux, je l’ai déjà dit.
Les pas se rapprochèrent.
Un frisson le parcourut.
Il tendit la ceinture de son jean entre ses poings. Il l’avait retirée et s’apprêtait à l’utiliser comme une arme. Le reste de ses vêtements, enroulé à l’autre bout de la pièce, était supposé imiter son corps endormi.
Il fut soudain saisi d’une terrible envie de pisser. Génial. Un Noir en slip, la vessie pleine, une ceinture à la main. On aurait dit un film de Ben Stiller.
La porte s’ouvrit, il s’apprêta à bondir. Une ombre s’allongea dans la pièce mais personne n’entra.
La silhouette n’était pas très large d’épaules. Bon point, ça. En revanche, sa main tenait une massue hérissée de pointes.
— Ah ben, je crois qu’il est mort, dit Kaminsky.
— Hein ? Pousse-toi.
Karen entra dans la pièce. Thomas fut tellement soulagé qu’il faillit se faire pipi dessus.
— Je suis là, dit-il dans un souffle.
Karen se retourna. Son regard décrivit un aller-retour dans le sens vertical : jambes nues, slip, torse nu, retour sur le slip.
— Tu peux nous dire ce que tu fabriques ?
— Jogging sur la plage. Ça se voit pas ?
Thomas nota le couteau de cuisine taille XL passé à sa ceinture.
— T’es libre, annonça-t-elle.
— Hein ?
Cameron entra derrière Vector.
— Inspecteur Cole…, dit Thomas.
À sa grande surprise, l’autre lui tendit la main.
— Veuillez accepter nos excuses.
Sa poigne était ferme, sans chaleur excessive.
— Donc, vous l’avez vu, fit Thomas.
Les yeux du flic tombèrent sur son slip.
— Le film sur le disque.
— Pardon ? Ah, oui. Nous l’avons visionné. On a vraiment affaire à un fou.
Vector trépignait sur place. Sa masse cloutée heurta involontairement le mur et il sursauta. Il faisait penser à une grenade dégoupillée.
— J’ai tout piraté, mec, tout le CD ! C’est dingue, positivement incroyable ! Attends de voir ça, tu vas halluciner…
Son visage traduisait au moins une demi-douzaine d’émotions. Mais celle qu’on y lisait le mieux, c’était la peur.
— Il est shooté ? demanda Tom à Karen.
— Non. Comparé à tout à l’heure, il serait plutôt calme. (Elle cherchait ses mots.) Je… Il y a du nouveau, Lincoln. On a découvert d’autres images sur le disque. En plus de celles que tu nous avais décrites.
— Quoi ?
— Nina. Elle est morte. Il l’a noyée.
La gorge sèche, il se repassa une seconde fois la vidéo.
Même style que pour Paula Jones. Plusieurs séquences en noir et blanc mises bout à bout, entrecoupées d’intervalles.
La petite Latino flottait au fond d’une cuve, mains attachées dans le dos. Nina n’était pas bâillonnée. Elle criait et se débattait pour demeurer à la surface, mais une perche entrait régulièrement dans le champ de la caméra pour lui appuyer sur la tête, le torse, et la replonger sous l’eau.
La perche prenait son temps. Parfois, la jeune femme avait le temps de respirer, l’espace de vingt ou trente secondes, et on passait à une nouvelle séquence. L’angle de vue changeait un peu. Le psychopathe filmait caméra à l’épaule, poussant la perche de l’autre main. Aux derniers instants, Nina avait supplié, les yeux grands ouverts, cependant que ses poumons se gorgeaient de liquide. Puis on ne la revit plus.
Thomas éteignit l’ordinateur.
— C’est épouvantable, dit-il. Je me suis couché vers 22 heures. À quelle heure…
— Nina est montée dans sa chambre à minuit, répondit Cameron. Vous avez récupéré le disque vers 3 heures du matin. La scène a été filmée entre les deux.
— Entre les deux, répéta Thomas.
Cela signifiait que lorsqu’il s’était levé pour se rendre à la mine, Nina était déjà morte. Ou sur le point de l’être. Il était passé devant sa chambre. Si seulement il y avait jeté un coup d’œil, s’il s’était levé plus tôt, il aurait eu une chance de remarquer son absence. De la sauver.
Un tic nerveux agita la mâchoire de Cameron Cole.
— Nous sommes restés tard dans la salle à manger du Pink’s. Entre minuit et 3 heures, Stern a fait plusieurs allers-retours jusqu’à votre chambre. Karen l’a même accompagné deux fois. Tous les deux le confirment : durant cette période, vous étiez là. Vous avez dormi tout ce temps.
Le flic lui avait lâché ça sans desserrer les dents.
Voilà pourquoi il se retrouvait libre. Horrible à dire, mais c’était l’horaire du meurtre de Nina qui avait apporté la preuve de son innocence.
— Elle a disparu sans aucun témoin ? Pas le moindre bruit ?
— Non.
— Ce type est parvenu à la kidnapper sous nos yeux sans que personne s’en rende compte, dit Karen. C’est incompréhensible.
— Où a été tournée la scène ? demanda Thomas.
— L’image est en noir et blanc, mais on voit que l’eau est teintée. C’est une cuve. Et ça ne laisse qu’un endroit possible. Le château d’eau.
Bon sang. Bien sûr.
— Et le corps ?
— On a grimpé au réservoir avec des lampes de poche, poursuivit Cole. Emprunté la trappe de surveillance et longé la passerelle métallique qu’on aperçoit dans la vidéo.
— Son corps flottait ?
— On a sondé sur un mètre, mais rien. On pense que le tueur l’a lestée. C’est pour ça qu’elle a eu tant de mal à rester en surface.
— Oui, on voit qu’elle lutte pour ne pas couler, ajouta Karen. Il a dû lui mettre des pierres dans les poches, ou lui attacher un poids au niveau des jambes. Son cadavre doit se trouver au fond.
Thomas imagina Nina, dans l’eau, seule dans le noir. Avec le poids qui l’attirait vers le fond. Elle savait qu’elle allait mourir, pourtant elle s’était débattue pour aspirer la moindre goulée d’oxygène jusqu’à la dernière seconde. Quelle lutte atroce ça avait dû être.
— Moi aussi j’ai quelque chose à vous montrer, dit-il en repoussant les images qui l’assaillaient.
Il raconta la découverte du troisième sac. Montra la feuille, le pulvérisateur et les vêtements. Puis, avec une délicatesse extrême, comme on explique à un patient qu’il est atteint d’une maladie incurable, fit part de son hypothèse quant aux deux prochaines cibles.
Karen se raidit. Mais Vector, lui, changea carrément de couleur.
— Mec, non, c’est impossible ! J’ai rien fait ! Pourquoi un fou furieux irait s’en prendre à moi ? J’ai rien fait !
Il continua de répéter « j’ai rien fait », pleurnichant presque jusqu’à ce que Cameron lui demande d’aller faire un tour dans la chapelle.
— Les autres attendent à côté, expliqua Karen, la voix tendue. Depuis qu’on a regardé le disque, plus personne ne se sépare.
À l’évidence, l’annonce lui avait fichu un coup, même si elle tentait de se maîtriser. Thomas avait l’impression d’évoluer au milieu d’un champ de mines. Cameron relut la feuille à voix haute : « Que la lumière soit. » Il prononça la phrase plusieurs fois. Comme s’il refusait d’y croire.
— Pas la peine de chercher, dit Tom, je l’ai résolue.
— Quoi ?
— L’énigme. En observant les mouches. Elles rentrent et se posent toujours sur le mur du fond. Comme si quelque chose les attirait là-bas. Quelque chose qu’on ne peut pas voir à l’œil nu.
Il tendit le pulvérisateur à Cameron.
— Raison pour laquelle le tueur nous a confié ce produit.
Les yeux du policier s’agrandirent.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Du Luminol.
— Comment le savez-vous ?
— J’ai essayé.
Cole se passa la langue sur les lèvres.
— Et ça marche, ajouta Tom.
Karen leva les mains au ciel.
— Bon sang, mais de quoi est-ce que vous parlez ?
Cameron se tourna vers elle.
— Le Luminol est un produit qui a de nombreux usages. On en trouve dans les bijoux luminescents, les gadgets pour Halloween, les bâtonnets de signalisation. Mais il est surtout employé par les services de police.
— Il sert à repérer les traces de sang, précisa Thomas.